DANS LA LUEUR DU FLEUVE-ROI (2)

Publié le par Saskia



















Début Avril 1789, l'entreprise Coste avait fait sa première descize de l'année -descente du fleuve-
acheminant des quantités importantes de bois, descendues depuis les monts du Dauphiné, qu'elle avait réceptionnée à Serrières pour alimenter les scieries d'Avignon, du fer et des clous chargés au Pouzin, du vin des coteaux de Croze et puis aussi des soieries de Lyon à destination de Beaucaire, Tarascon et Arles.
Ce 5 mai 1789, Firmin Coste entamait sa première remonte de l'année après avoir séjourné quelques jours à Beaucaire, le temps de remplir son carnet de commandes en vue de la prochaine foire de juillet et de faire charger le sel remonté depuis les salines du delta sur les fameuses allèges d'Arles.
Emballé en sacs plombés de quatre-vingts livres chacun, le sel lui assurait un viatique certain, fruit d'un octroi acquis grâce aux relations de sa famille, de négociations patiemment élaborées et de l'achat de sa charge.
L'équipage de terre chargé du halage devait redoubler d'efforts pour progresser au milieu de ce champ de bataille laissé par les intempéries hivernales. Les troncs d'arbres déracinés, parfois à demi immergés, abattus aussi par les nombreux castors, les roncières, les terriers de lapins qui avaient mis les berges sens dessus dessous faute d'entretien régulier, les bancs de sable et les gravières en constant déplacement demandaient aux ouvreurs et charretiers un travail sans relâche. La remonte s'annonçait difficile et jonchée de mille pièges tant à terre que sur le fleuve, mais de cela le père Coste en avait l'habitude.

Chaque remonte et chaque descize entre Arles et Lyon étaient une nouvelle aventure où devaient se mêler subtilement l'expérience, l'audace, le courage, la lucidité. Firmin était homme respecté et respectable parce que depuis trente années il vivait en parfaite symbiose avec et pour le fleuve. Fils de marinier, il avait eu la chance d'agrandir sa propre voiture en se mariant avec une des filles du maître-batelier Corréard habitant également à Serrières. Du coup, son entreprise s'était quelque peu agrandie, à l'image de la noblesse s'alliant pour créer des fortunes foncières et financières. Du plus bas de l'échelle, une à une, il avait gravi les marches de la sagesse, mais sans jamais en oublier la plus basse.
- " Tu vois Nicolas, l'eau change dans son frémissement, des meuilles plus sombres se forment depuis un moment. Le changement de couleur est assez rapide, ce sont les affluents qui se transformentn torrent ; la montée et la baisse des eaux seront rapides. Tiens, prends un peu d'eau dans tes mains, laisse-la filer doucement entre tes doigts et observe ce dépôt brunâtre... Regarde, sens, frotte dans ta main, touille, vise la grosseur des grains de sable ; cette terre brun clair a été arrachée aux montagnes de l'Ardèche et celle plus rougeoyante à l'Isère. La crue ne provient pas de la Saône, ses limons sont différents. Par contre, nous sommes en dessous d'Avignon et la Saône met neuf jours avant de donner. Il faut surveiller ce bouillon pour connaître la durée et la façon dont vont monter les eaux. Le Rhône, c'est comme un livre dans ta bibliothèque. Chaque jour tu tournes une page et tu enrichis tes connaissances. Mais tu le sais, une mauvaise lecture et c'est peut-être la fin pour tout un équipage... Des familles détruites, des dettes, des saisies, ta vie réduite à néant, la mort ! Le fleuve, c'est la liberté mais elle a un prix !"
Après une courte observation, Firmin montra à son fils les berges.
-" Regarde ces branches qui viennent se coincer dans les berges. Là, là ! Du châtagnier. Regarde ces touffes de végétation... Elles ont été arrachées aux montagnes et c'est signe d'une forte crue ! Le fleuve est en train de vouloir prendre ses aises dans toute sa vallée."
Il se tourna et donna de la voix en direction du prouvier et du gafarot en veille à l'avant de la barque capitane.
-"Jéan, tiens-toi à pan juste en serrant à l'Empire ! Gaffarots, attention aux troncs d'arbres ! " et l'ordre se répercuta de barque en barque.
Il se tourna vers Nicolas et poursuivit ses explications .
-"Nous ferons halte au-dessus du bac à traille, dans la brassière du Roc d'Acer. Nous n'arriverons jamais à Barbentane avant la nuit. A cet endroit le courant est renvoyé côté Royaume, nous serons à l'abri à l'aval du rocher.
Les gens du coin disent que ce rocher est né avec la terre et même le Rhône ne l'a pas décapité ; il est indestructible ! "
Pendant tout ce temps, Nicolas était resté silencieux, impressionné, heureux aussi que ce soit lui qui hérite de cette bibliothèque. Un jour, comme son père il remplacerait l'anneau cuivré suspendu à son oreille gauche par l'anneau d'or des patrons de barques.

Publié dans LECTURE PARTAGEE

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L
Si je comprends bien le prix du Rhône c'est de l'or ... iNFORMATION A NE PAS DIVULGUER AUX BANQUES ....<br /> LIZAGRECE
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S
<br /> t'as raison... no comment !<br /> <br /> <br />