LE SOLEIL DECLINANT...

... donnait l'illusion de rouler lentement sur les pentes ondulantes des reliefs cévenols, laissant poindre l'obscurité sur les eaux silencieuses du fleuve-roi : le Rhône.
En ce début mai 1789, ses braises ardentes avaient azuré les cieux d'une pureté si spécifique à la terre provençale, jaunissant déjà les herbages et craquelant la terre. Avec le crépuscule, la différence de température entre les eaux froides du fleuve dévalant depuis les pentes alpines et les premières grosses chaleurs captives du sol et des roches soulevait un couvercle d'humidité, enveloppant peu à peu le fleuve dans son intimité.
Entre chien et loup, posément, la nature exhalait tous les parfums de cette terre sauvage. Les eaux du Rhône, mêlées aux subtils arômes de la large bande boisée longeant les berges, répandaient, au gré de la brise, l'odeur si caractéristique délimitant la frontière invisible séparant la vie du fleuve et celle des campagnes ou des villes.
Dans un silence monacal trompeur, les animaux s'approchaient peu à peu du fleuve. Seuls les batraciens, en saison des amours, commençaient à animer en une démesure de coassements, les berges à peine égratignées par l'homme d'un chemin de halage.
Firmin Coste ne pouvait oublier que sa prochaine décision remettrait encore et toujours son autorité et sa crédibilité en jeu. En tant que maître-batelier, il ne pouvait imaginer que sa voiture -ses barques halées par les chevaux- se fasse décapiter par une nouvelle colère du Rhône. Il y avait trop de sueur imprégnée sur chaque centimètre de bois de ses énormes barques de transport, de sa voiture tout entière, pour ne pas respecter celle-ci en honorant, tout simplement, la corporation des hommes du fleuve par de sages décisions.
Ce début d'année 1789 était une suite de catastrophes, tant pour les gens de terre que pour les mariniers du fleuve. Le long couloir que le Rhône s'était puissamment taillé d'une façon rectiligne, n'était plus que misère et désolation depuis Lyon jusqu'à la mer. Ses colères violentes, incontrôlables, démesurées avaient ébranlé à maintes reprises son vaste lit majeur, détruisant les fragiles aménagements humains, mais aussi toute vie terrestre se trouvant sur son passage.
L'été avait été trop sec, multipliant en plaine les attaques de criquets et diminuant d'autant les espoirs de récoltes suffisantes. Après un automne trop pluvieux, les plantes céréalières avaient pourri dans la boue ou avaient été anéanties par les crues à répétition. Puis ce fut au tour de l'hiver exceptionnellement froid, glacial, qui avait mis à mal les faibles provisions de nourriture, ouvrant les portes à une terrible famine. La flore, la faune, les humains, rien ni personne n'était épargné, le pays tout entier souffrait à n'en plus pouvoir et se trouvait dans un état pitoyable.
//En cette fin du XVIIIe siècle, les éléments naturels étaient en train de modifier la structure même du fondement social établie par l'alliance du clergé et de la noblesse occupés plus que tout à préserver chacun leur caste, leur rang, leurs privilèges, au détriment du reste du peuple parqué dans les pâtures de la misère.
Le fleuve-roi, seule grande voie de liaison entre le nord et le sud du pays, était, plus que tout autre lieu, l'objet de convoitises. Des Grimaldi qui avaient reçu des péages en dédommagement de leur contribution aux guerres royales, des puissants évêques jusqu'aux plus humbles seigneurs riverains du fleuve, tous se servaient du Rhône pour lever des impôts sur leur fief, soi-disant en contrepartie de l'entretien des voies de communication. Du moins, était-ce écrit ainsi dans les livres de loi !
Il existait donc pas moins d'une soixantaine de péages entre Arles et Lyon, synonymes d'arrêts et de discussions interminables avec les fermiers du roi et les péagers corrompus n'hésitant pas à falsifier ou faire disparaître les pancartes des tarifs afin de fixer les prix à la tête du client, favorisant aussi la contrebande et le piratage.
Les chemins et les routes de moins en moins entretenus afin de pallier les dépenses incessantes des deux puissants ordres établis étaient dans un triste état ! Tel était le pays tout entier aux dires des cochers de terre et des mariniers, sans cesse en conflit avec les péagers soucieux d'encaisser les taxes pour leur maître.
Les cahiers des doléances circulant depuis des mois étaient pourtant explicites, dénonçant les énormes crevasses, fondrières et ornières jonchant les chemins de terre tardivement réparés après les pluies, défoncés par les crues ou barrés par les arbres déracinés et les roncières gagnant chaque jour sur les vingt-quatre pieds réservés au halage.
Depuis la fin octobre de l'an passé, les remontes avaient pratiquement cessé. A cela s'ajoutaient les pillages dont les gazettes se faisaient maintes fois l'écho, devenus monnaie courante dans les campagnes et le long du fleuve. Maîtresse de tous les maux ; la faim...