HISTOIRE D'UNE MAURESQUE...(20)

Publié le par Saskia












Cette première aventure aurait eu de quoi décourager bien des gens ; mais les hommes trempés comme Tartarin ne se laissent pas facilement abattre. "Les lions sont dans le Sud," pensa le héros ; "eh bien ! j'irai dans le Sud."
Et dès qu'il eut avalé son dernier morceau, il se leva, remercia son hôte, embrassa la vieille sans rancune, versa une dernière larme sur l'infortuné Noiraud, et retourna bien vite à Alger avec la ferme intention de boucler ses malles et de partir le jour même pour le Sud. Malheureusement la grande route de Mustapha semblait s'être allongée depuis la veille ; il faisait un soleil, une poussière ! La tente-abri était d'un lourd !... Tartarin ne se sentit pas le courage d'aller à pied jusqu'à la ville, et le premier omnibus qui passa, il fit signe et monta dedans... Ah ! pauvre Tartarin de Tarascon ! Combien il aurait mieux fait pour son nom, pour sa gloire, de ne pas entrer dans cette fatale guimbarde et de continuer pédestrement sa route, au risque de tomber asphyxié sous le poids de l'atmosphère, de la tente-abri et de ses lourds fusils rayés à doubles canons...
Tartarin étant monté, l'omnibus fut complet. Il y avait au fond, le nez dans bréviaire, un vicaire d'Alger à grande barbe noire. En face, un jeune marchand maure, qui fumait de grosses cigarettes. Puis, un matelot maltais, et quatre ou cinq Mauresques masquées de linges blancs dont on ne pouvait voir que les yeux. Ces dames venaient de faire leurs dévotions au cimetière d'Abd-el-Kader ; mais cette visite funèbre ne semblait pas les avoir attristées. On les entendait rire et jacasser entre elles sous leurs masques, en croquant des pâtisseries. Tartarin crut s'apercevoir qu'elles le regardaient beaucoup. Une surtout, celle qui était assise en face de lui, avait planté son regard dans le sien, et ne le retira pas de toute la route. Quoique la dame fût voilée, la vivacité de ce grand oeil noir allongé par le k'lol, un poignet délicieux et fin chargé de bracelets d'or qu'on entrevoyait de temps en temps entre les voiles, tout, le son de la voix, les mouvements gracieux presque enfantins de la tête, disait qu'il y avait là-dessous quelques chose de jeune, de joli, d'adorable... Le malheureux Tartarin ne savait où se fourrer. Il avait chaud, il avait froid...
Que faire ? Répondre à ce regard ! Oui, mais les conséquences... Une intrigue en Orient, c'est quelque chose de terrible !...  Et avec son imagiation romanesque et méridionale, le brave Tarasconnais se voyait déjà tombant aux mains des eunuques, décapité, mieux que cela peut-être, cousu dans un sac de cuir, et roulait sur la mer, sa tête à côté de lui. Cela le refroidissait un peu...
L'omnibus s'arrêta. On était sur la place du théatre, à l'entrée de la rue Bab-Azoum. Une à une, empêtrées dans leurs grands pantalons et serrant leurs voiles contre elles avec une grâce sauvage, les Mauresques descendirent. La voisine de Tartarin se leva la dernière, et en se levant son visage passa si près de celui du héros qu'il l'effleura de son haleine, un vrai bouquet de jeunesse de jasmi, de musc et de pâtisserie.
Le Tarasconnais n'y résista pas. Pret à tout, il s'élança derrière la Mauresque... Au bruit de ses buffleteries elle se retourna, mit un doigt sur son masque comme pour dire "chut" et vivement, de l'autre main, elle lui jeta un petit chapelet parfumé, fait avec des fleurs de jasmin. Tartarin de Tarascon se baissa pour le ramasser ; mais, comme notre héros était un peu lourd et très chargé d'armures, l'opération fut assez longue...
Quand il se releva, le chapelet de jasmin sur son coeur, -la Mauresque avait disparu.

Publié dans LECTURE PARTAGEE

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